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Le saviez-vous ?


L’ÉNIGME DES PIERRES SAILLANTES DANS LES MAÇONNERIES RUSTIQUES


L’APPORT DE L’ANALYSE CONSTRUCTIVE

Par Christian Lassure et Catherine Ropert
(1re parution dans L'architecture vernaculaire, t. 8, 1984)

Des esprits observateurs n’ont pas manqué de noter la présence, à première vue insolite, de nombreuses pierres en légère saillie sur le parement de maçonneries rustiques en Lorraine notamment. Ces pierres saillantes sont visibles le plus souvent sur des pignons mais aussi parfois sur des gouttereaux, les uns comme les autres généralement dépourvus de percements et d’enduit et ne faisant pas fonction de façade. Elles peuvent être disposées sans ordre apparent ou sur une ou plusieurs assises. Dans ce dernier cas, elles sont placées à intervalles réguliers. Une maçonnerie ruinée comportant de telles pierres saillantes révèle qu’il s’agit de boutisses parpaignes, c’est-à-dire de pierres faisant toute l’épaisseur du mur et liant les deux parements entre eux. Négligeant ou ignorant la nécessité purement constructive de cette particularité, divers auteurs d’ouvrages de plus ou moins bonne vulgarisation se sont risqués, ces dernières années, à un certain nombre d’hypothèses pour expliquer ce qu’ils considéraient peu ou prou comme une énigme.
1. LES INTERPRÉTATIONS PSEUDO-TECHNIQUES
Un premier registre d’hypothèses fait intervenir des raisons techniques qui, à l’analyse, se révèlent erronées.
1.1. DES POINTS D’APPUI POUR LA POSE D’ÉCHAFAUDAGES ?
L’idée a été avancée que ces saillies étaient laissées intentionnellement pour permettre la fixation d‘un échafaudage lors d’une éventuelle réfection. Cela ne parait pas correspondre à ce que l’on connaît des échafaudages et de leur pose : ceux-ci sont constitués principalement de boulins ou poutres perpendiculaires aux murs, dont la pose nécessite non pas des saillies mais des encastrements ou trous de boulins, disposés à intervalles réguliers sur plusieurs lignes horizontales. Si le mur n’est pas destiné à être crépi, des orifices de section carrée sont laissés tels quels une fois le mur terminé et les boulins déposés. Si, au contraire, le mur doit être crépi, l’emplacement des trous de boulins est marqué d’une croix qui servira de repère pour les réfections ultérieures. Il semble donc qu’il y ait, dans cette interprétation, confusion entre saillies et trous de boulins.
1.2. DES PIERRES D’ATTENTE POUR L’ANCRAGE D’UN BÂTIMENT MITOYEN ?
Dans le même ordre d’idées, une autre interprétation veut voir, dans les pierres laissées en saillie sur les murs-pignon, un moyen de mieux ancrer un bâtiment contigu. Las, la saillie de ces pierres est souvent trop faible (de 5 à 15 cm) pour permettre un liaisonnement efficace avec une quelconque maçonnerie projetée. En réalité, ce rôle est dévolu non pas aux pignons mais aux gouttereaux ou murs de rive, dont seules les extrémités ou rencontres avec les pignons présentent des pierres laissées en attente une assise sur deux.

2. LES INTERPRÉTATIONS PSEUDO-JURIDIQUES
Outre des explications pseudo-techniques, sont mises en avant des interprétations d’ordre juridique qui, pas plus que les premières, n’entraînent l’adhésion.
2.1. LA MARQUE D’UN DROIT DE PROPRIÉTÉ SUR LE TERRAIN ADJACENT ?
Ces pierres passantes seraient destinées, si l’on en croit certains, à affirmer le droit de propriété des habitants de la maison sur la parcelle vers laquelle pointent les saillies. Si tel était le cas, quelle disproportion entre l’effort consenti et le but recherché ! Pourquoi toutes ces pierres là où une seule, symbolique, suffirait ? Mais peut-on croire que des gens aussi pragmatiques que les ruraux aient pu se contenter d’une affirmation aussi peu juridique de la propriété alors même que d’autres moyens, bien plus efficaces et rassurants, étaient à leur disposition : inscription au cadastre, enregistrement devant notaire, titre de propriété, etc. ?
En fait, cette explication semble provenir d’une lecture mal comprise des articles 653 et 654 du Code Civil traitant "du mur et du fossé mitoyens". D’après l’article 653, "tout mur… est présumé mitoyen, s’il n’y a titre ou marque du contraire". Et l’article 654 de préciser qu'il y a marque de non-mitoyenneté "lorsqu’il n’y a que d’un côté ou un chaperon ou des filets et corbeaux de pierre qui y auraient été mis en bâtissant le mur", et que, "dans ces cas, le mur est censé appartenir exclusivement au propriétaire du côté duquel sont l’égout ou les corbeaux et filets de pierre". On voit donc que la présente théorie applique aux saillies sur la paroi extérieure du mur ce qui vaut seulement pour les saillies sur la paroi intérieure.
2.2. LA MARQUE D’UNE SERVITUDE, LE "DROIT DE GOUTTIÈRE" ?
On a évoqué, enfin, à propos des pierres passantes en gouttereau, un "droit de gouttière", apparemment servitude de déversement des eaux pluviales libérant le propriétaire de l’obligation de ne pas faire verser ses eaux sur le fonds de son voisin (cf. article 681 du Code Civil). Il semblerait, cependant, que, là où cette servitude existait, la marque en fût une seule pierre de bonne dimension. Cette explication ne saurait donc valoir pour les assises de pierres saillantes (et a fortiori lorsque la construction et le terrain ont nécessairement le même propriétaire).

3. LES INTERPRÉTATIONS ESTHÉTIQUES ET SOCIO-ÉCONOMIQUES
Dans un tout autre registre que les précédents, deux types d’interprétation ont vu le jour à propos des maçonneries à pierres passantes. Elles témoignent l’une comme l’autre de la naïveté du regard et du manque d’esprit critique de certains intellectuels citadins confrontés au monde rural et à ses œuvres.
3.1. LA MANIFESTATION D’UN SOUCI ESTHÉTIQUE ?
Sous l’influence d’une tendance bien citadine à parer l’architecture rurale de vertus qu’elle n’a en rien cherché à acquérir, on est allé jusqu’à mettre en avant un certain souci esthétique chez les constructeurs de maçonneries rustiques. Ces derniers auraient été sensibles aux accents créés par les saillies sur des surfaces austères et, en particulier, aux ombres longues qui s’y dessinent à jour frisant. C’est là prendre un effet inintentionnel pour la cause réelle. Si vraiment les maçons ruraux avaient voulu égayer ces surfaces, n’auraient-ils pas plutôt cherché à composer, à l’aide de ces saillies, des motifs décoratifs ou autres, du même ordre, par exemple, que les décors et les signes en briques vitrifiées rencontrés dans l’architecture de briques du nord de la France.
3.2. UN "SIGNE EXTÉRIEUR DE RICHESSE" ?
Il n’est jusqu’à une sorte de symbolisme socio-économique qui n’ait été évoqué à propos des pierres faisant saillie en pignon. Celles-ci seraient censées indiquer le nombre de têtes de bétail que possédait le propriétaire de la maison. Elles seraient en quelque sorte un "signe extérieur de richesse". L’absurdité de cette explication apparaît clairement : si tel était le cas, à chaque diminution ou à chaque accroissement de son cheptel, le propriétaire aurait eu à ragréer des saillies ou à en interpoler de nouvelles. Ce serait là un moyen bien malcommode de tenir la communauté - voire le fisc - au courant de l’état de ses biens.... A dire vrai, nous soupçonnons ici l’œuvre de quelque paysan moqueur et malicieux, gravement questionné par quelque naïf sociologue...

4. L’EXPLICATION PAR LES "PRATIQUES LIBATOIRES"
Notre enquête ne serait pas complète si nous n’abordions le type d’explication qui revient le plus fréquemment, celui des " pratiques libatoires" ou, pour parler simplement, le "droit à la bouteille", l’ "arrosage".
4.1. LA MANIFESTATION D’UN "DROIT A LA BOUTEILLE", D’UN "ARROSAGE"
Une première variante de cette explication qui lie aspect constructif et libations, prétend que chaque fois que le maçon laissait une boutisse parpaigne en saillie, preuve d’une maçonnerie conforme aux canons de la solidité, il était en droit d’exiger du propriétaire qu’il "paye un coup à boire", qu’il "paye le litre", qu’il offre "une chopine de vin". Si ce dernier refusait, la saillie n’était pas ragréée, témoignant, pour la postérité, de la ladrerie du propriétaire. Selon une autre variante, chaque fois que le propriétaire "payait le litre" aux maçons, ceux- ci, pour le remercier de sa générosité, "tiraient" une pierre hors du nu du mur.
Cette coutume, sous ses divers avatars, est celle que les informateurs ruraux livrent le plus volontiers à leurs interlocuteurs, et ce indépendamment des régions. Souvent même, seul l’aspect libatoire subsiste, l’informateur ignorant le fait que les pierres sont parpaignes. Rien d’étonnant donc à ce que ces pierres soient baptisées "pierres à litre" (en Haute-Marne) ou "bouteilles" (en Lorraine).
4.2. OÙ IL Y A UN HIC...
Sans doute cette explication a-t-elle une part de vérité, mais les maçons et les propriétaires ne sont plus là pour nous dire ce qu’il en était exactement. Force est de constater qu’elle achoppe sur de simples constatations de bon sens. En ce qui concerne la première variante, on voit mal ce qui aurait empêché les maçons de revendiquer ce droit plus que de raison, en faisant saillir plus de boutisses parpaignes que n’en requiert véritablement la solidité du mur, voire en faisant dépasser des pierres non parpaignes. Et si effectivement les saillies étaient abattues en signe de remerciement, il faut croire, à la vue de certains pignons hérissés de saillies, que leur chantier de construction a été on ne peut plus " sec". Quant à la deuxième variante, elle autorise une conclusion inverse : étant donné le nombre de pierres "tirées", il y a tout lieu de penser que le chantier a été des plus "arrosés".

5. LES APPORTS DE L’ANALYSE CONSTRUCTIVE
Les diverses hypothèses et interprétations que nous venons de passer en revue s’avèrent donc des tentatives au pire erronées, au mieux partielles, de rendre compte de la raison d’être des maçonneries à pierres passantes. Pour parler net, seule l’analyse constructive ou technologique stricte est à même d’apporter des éclaircissements décisifs sur cette question.
5.1. LES MAÇONNERIES RUSTIQUES
Tout d’abord, il convient de noter que les assises de pierres en saillie ne s’observent que dans les fragiles maçonneries rustiques, où deux revêtements enserrent une fourrure, et non dans les solides maçonneries de pierres de taille, où les seules saillies sont des bossages, lesquels relèvent du décor et non de nécessités d’ordre constructif.
Ensuite, les pierres en saillie se rencontrent surtout dans les pignons, murs qui, dans une construction, doivent être les plus épais et les plus solides car ils sont les plus hauts et supportent la cheminée.
5.2. LE RÔLE DES PIERRES PASSANTES DANS LES MAÇONNERIES RUSTIQUES
Le rôle des pierres passantes dans le renforcement de la solidité des maçonneries de blocage entre deux parements, apparaît clairement lorsque de telles maçonneries sont vues en coupe. Ces pierres correspondent à des boutisses parpaignes qui, en reliant les deux parements entre eux, les empêchent de s’écarter l’un de l’autre, et qui, en distribuant de façon égale le poids des assises supérieures sur les parements sous-jacents, maintiennent le mur en équilibre. Sans ces boutisses parpaignes, il faudrait donner aux murs plus d’épaisseur à la base et un fruit plus marqué. Dès lors, on comprend que, dans les maçonneries les plus élaborées, ces parpaings soient placés selon un espacement régulier dans une même assise et que, d’une assise à l’autre, elles soient décalées à la manière d’un dispositif en quinconce.
Si les saillies des parpaignes ne sont pas ragréées, c’est qu’il n y a aucune nécessité constructive à ce qu’elles le soient (seules des raisons d’ordre esthétique ou d’obéissance à une mode pourraient justifier un tel ravalement). En fait, en ravalant les saillies une fois le mur monté, le maçon risquerait de déstabiliser l’intérieur du mur. Par la même occasion, il effacerait toute preuve que son mur a été construit selon les règles de l’art ou d’après les spécifications qui lui ont été imposées dans le bail de construction lorsqu’il existe (c’est-à-dire une assise de parpaignes tous les x mètres de hauteur, un intervalle de x mètres entre deux parpaignes d’une même assise). Et le commanditaire est en mesure de vérifier la conformité de l’ouvrage aux normes imposées aussi bien lors de sa construction qu’après son achèvement.
FIN DE L’ENIGME !!!

LES CONTREPOIDS DE CORBEAUX DE CHEMINÉE
Il n’est pas rare de voir, dans nos villages, sur certaines maisons, deux grosses pierres passantes, disposées sur chant et à hauteur d’homme dans un pignon.
En fait, elles correspondent à des blocs posés en guise de contrepoids sur le bout extérieur des corbeaux en bois ou en pierre d’une cheminée monumentale à manteau..

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